Clémence Perronnet

© V&C Moncorgé

Clémence Perronnet est sociologue, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université catholique de l’Ouest. Elle est titulaire d’une thèse intitulée « La culture scientifique des enfants en milieux populaires : étude de cas sur la construction sociale du goût, des pratiques et des représentations des sciences ».

L’équipe de l’Ecole de la médiation l’a rencontrée le 13 novembre 2019 à l’occasion d’une journée sur la médiation pour et avec les groupes marginalisés dans le cadre du projet PISEA. Nous l’avons interviewée à propos des  moyens de rendre les sciences et techniques plus inclusives.

 

Catherine Oualian (CO) pour l’Ecole de la médiation : Que nous disent les recherches, notamment en sociologie, sur les inégalités face aux sciences?

Clemence Perronnet (CP) :  La recherche en sociologie ou en sciences de l’information et de la communication permet d’abord de faire un état des lieux de la participation des citoyennes et citoyens en science; on a des données chiffrées, beaucoup sur la participation en sciences en milieu scolaire.  Par exemple tous les chiffres montrent la sous-représentation de trois grands groupes dans les filières et les carrières de sciences et de techniques : les femmes, les personnes de milieux populaires et les personnes issues de groupes ethno-racisés.

CO : Comment cette sous-représentation est-elle étudiée dans le domaine de la culture scientifique ?

CP :   On fait des études de corpus de la culture scientifique c’est-à-dire des contenus de tous les produits culturels scientifiques. Cela inclut tous les objets, pratiques et loisirs qui s’intéressent de près ou de loin aux sciences : ce qui relève de la lecture, des sorties et des lieux dans lesquels on peut fréquenter les sciences, de l’audiovisuel, du ludique et des pratiques amateurs.

On a deux grands résultats de ces études de corpus.  Le premier c’est que les sciences et les techniques dans toute cette culture, tous supports confondus, sont une activité masculine. On a deux fois plus d’hommes que de femmes représentées. Les femmes de sciences ne sont pas présentes, elles sont même carrément invisibilisées c’est-à-dire qu’elles existent mais qu’on ne les montre pas. Et quand il y a des femmes elles se retrouvent très régulièrement dans des postures stéréotypées : passives, cantonnées à des domaines assimilés au féminin comme la nature, le care, etc…

Le deuxième grand résultat sur les études de corpus c’est que les sciences et les techniques y sont le privilège des classes supérieures. Le public des sciences et techniques représenté dans les supports de culture scientifique c’est un public d’élite, un public de personnes exceptionnelles.  Les sciences, c’est une intelligence hors du commun. Et c’est aussi un modèle unique avec très peu de diversité : on a l’impression qu’il n’y a qu’un scientifique, c’est toujours le même avec sa blouse, un homme blanc, âgé, issu de classes supérieures …

CO : Pourquoi cette sous-représentation dans les contenus culturels pose-t-elle problème ?  

Clémence Perronnet PISEA

© Ecole de la médiation

CP : Le fait qu’il n’y ait pas de diversité dans les représentations culturelles scientifique participe à l’exclusion parce que cela empêche l’identification. La recherche nous apporte une compréhension des mécanismes qui aboutissent à l’exclusion des publics dominés (les femmes, les classes populaires, le groupes ethno-racisés). Elle nous montre qu’il ne s’agit ni d’auto-censure de ces publics, ni d’obstacles qui existeraient entre eux et la culture scientifique, mais plutôt d’un phénomène d’exclusion active.

Au delà des représentations, parmi les facteurs d’exclusion, il y a la façon dont sont conçues les expositions notamment dans les musées (cf. travaux d’Emily Dawson). Quand on crée une installation ou un dispositif de médiation culturelle il y a toutes sortes de prérequis pour pouvoir interagir avec le dispositif. Ces prérequis implicites sont toujours calqués sur un modèle qui est le modèle de la classe moyenne ou de la bourgeoisie, et on n’imagine pas un public n’ayant pas les mêmes prérequis qu’ils soit scientifiques ou culturels ou économiques.

CO : Il faut donc penser en termes d’exclusion (par l’institution) et non plus d’obstacle (pour les individus). Quelles sont les implications pour les actions de la culture scientifique ?

CP : De l’idée que ce ne sont pas des obstacles mais que c’est de l’exclusion, vient une conséquence forte qui est qu’il ne faut pas changer les publics mais changer les contenus culturels scientifiques et les usages qu’on leur propose.

Dans les autres recommandations, ce qui me semble important c’est de faire des actions sur le long terme voire sur le très long terme. Ne pas céder aux actions très ponctuelles qui peuvent être utiles mais qui ne peuvent qu’échouer si on compte sur elles pour changer les choses en profondeur. Il faut donc faire un travail très global et un travail qui prenne au sérieux l’inscription des sciences dans la société tout entière. Cela implique que l’on ne peut pas résorber les inégalités devant les sciences si on ne résorbe pas les inégalités sociales tout court.

Il faut aussi s’attaquer à l’idée que les inégalités seraient des différences naturelles auxquelles on ne pourrait rien ; ça ne relève pas de la nature mais que ça relève de la construction sociale.

Donc cela implique d’agir sur les représentations dans les contenus culturels et d’avoir des représentations les plus diversifiées possibles qui permettent l’identification de tous les modes de vie, de toutes les sexualités, de tous les sexes, de toutes les couleurs de peau, de tous les groupes sociaux.

CO : Y-a-t-il des outils ou pratiques où nous devons particulièrement être vigilantes et vigilants en tant que professionnel.les de la culture ou de l’éducation ?

CP : Oui, il y a plusieurs outils qui peuvent être à double tranchant.  C’est d’abord le système des modèles c’est à dire montrer des modèles, de femmes, de scientifiques de couleur ou issus de milieu populaire. Mettre en exergue un modèle peut poser problème car cela ne questionne pas la source des inégalités et peut faire croire que « quand on veut on peut ». On a un modèle qui est une exception, on n’interroge pas  la règle au final. Cela peut renforcer le sentiment que c’est individuel en ignorant l’aspect collectif et systémique de l’exclusion.

L’approche ludique est un autre exemple. C’est souvent une approche que l’on met en place avec énormément de bonnes intentions pour attirer, avec des jeux, des publics dont on pense qu’ils sont éloignés des sciences. Et en faisant cela on se pose rarement la question de ce que l’on suppose sur ce que ces publics savent faire ou ce qui les intéresse. Pour les enfants par exemple, le jeu est très souvent utilisé comme support de la culture scientifique alors que l’idée d’utiliser un jouet ou un jeu pour apprendre c’est une idée qui est très socialement située. Jouer pour apprendre est vraiment une pratique des classes moyennes et favorisées. Ce n’est pas du tout évident chez les enfants des classes populaires où l’on joue pour se détendre et pour se faire plaisir, où le jeu vaut pour ce qu’il est. Il peut y avoir un malentendu : si l’enjeu était de transmettre quelque chose ; on est parti d’un présupposé qui n’est pas adapté au public visé par l’action.

 

Pour aller plus loin

Les publications de Clémence Perronnet

Des ressources de formation développées dans le cadre du projet PISEA

Une rencontre professionnelle sur le genre et la culture scientifique, le 10 février 2020 à Marseille. Comment prendre en compte la question du genre dans les pratiques de médiation ?